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Christos Chryssopoulos
  Le manucure

Le manucure - Christos Chryssopoulos
"Une conspiration des mains"
Note :

   Philippos Dostal est manucure. Un choix de profession étonnant pour un homme, ou en tout cas bien de nature à éveiller l'incrédulité et la curiosité de ses voisins dans cette grande ville où il vient de s'installer. Une curiosité qui fait long feu face à l'obstination avec laquelle Philippos préserve sa vie privée et le secret de son passé, sa profonde solitude et la liberté qu'elle lui laisse de se consacrer à ses passe-temps favoris: collectionner les effleurements au milieu de la foule de l'avenue Chinek, et lire, en braille: "C'est extraordinaire de lire avec les doigts. On sent les mots se former devant soi comme s'ils prenaient naissance à l'instant même. Et tout comme le mot, le monde qu'il représente naît simultanément au bout des doigts. Et si on lit l'histoire d'une femme, on sent son visage prendre forme et on touche sa joue enflammée, son menton arrondi, ses cils recourbés, car on effleure chaque mot et il y a la texture caractéristique du mot qui s'imprime dans l'esprit, et quand on touche le mot, c'est comme si on touchait son sens, c'est ainsi qu'on caresse les traits du visage et le corps." (p. 73). Ce qui ne l'empêche pas de se constituer une jolie clientèle, et en somme de faire son trou, car "Philippos n'était pas seulement quelqu'un d'agréable, sa bonne réputation ne reposait pas seulement sur sa capacité à faire en sorte que ses clients se sentent bien. Il était par-dessus tout un manucure exceptionnel. Il réunissait toutes les qualités propres au savant-artiste de la Renaissance, qui envisage son objet d'étude en usant d'une technique redoutablement raffinée tout en le considérant d'un point de vue esthétique" (pp. 32-33). Philippos est un authentique artiste à la recherche de la beauté idéale, à la recherche de mains parfaites, en parfaite harmonie avec leur propriétaire. Et l'on comprend très vite que cette quête obsessionnelle de la beauté finira, d'une façon ou d'une autre, par se révéler destructrice.
   
   Avec ce "manucure", Christos Chryssopoulos (né à Athènes en 1968) impose un ton très personnel - froid, distancié, analytique, servi par une langue précise et élégante - qui entraîne d'emblée le lecteur dans un univers singulier et inquiétant. Ce roman est admirablement construit; l'obsession et le fétichisme de Philippos, la folie et l'horreur, ne sont le plus souvent que suggérés par de discrets indices dont le sens ne sera révélé que bien plus tard. Christos Chryssopoulos ménage ses effets de main de maître soutenant l'intérêt d'un bout à l'autre, et surprenant jusqu'à la fin. "Le manucure" est apparemment le premier de ses livres traduit en Français. J'espère vraiment que ce ne sera pas le dernier.
   
   Extrait:
   
   (Avenue Chinek où Philippos collectionne les "effleurements")
   
   "La foule était si compacte que je gardais mes deux bras serrés contre mon corps et je n'osais étendre que les mains, j'étirais les doigts comme si c'étaient des épines ou des antennes. De petits effleurements superficiels sans importance, seulement. Des tissus qui s'électrisaient quand ils étaient frottés par les autres passants. Un bracelet en métal très froid. Des sacs en cuir. Des boutons de manchette en or et en os. La laisse d'un chien affolé par la cohue. Des visages indistincts. Sans particularité, comme une moyenne mathématique. La lumière des vitrines et des voitures estompait les détails. Ce que je vois n'est que reflets de la lumière." (pp. 57-58)
   
   
   
   
   

critique par Fée Carabine




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